Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Pages

Publié par andika

Il est des chefs dont la simple annonce du nom au programme d'un concert permet de faire salle comble. Peu importe le répertoire, peu importe les compositeurs. Peu importe l'horaire. Peu importe l'orchestre, les solistes ou même le lieu. On peut maintenant affirmer que le jeune chef d'origine ouzbek, Aziz Shokhakimov, appartient à cette espèce. De retour à Paris après des débuts fracassants à la tête du Philhar' en mars 2019 en remplacement de Yuri Temirkanov. Sauf que cette fois-ci, Shokhakivov revient sur son propre nom (après un retour remarqué déjà sans public en novembre 2020), et à la tête de l'Orchestre National de France. Avec un programme riche, aux teintes russes. Car, même si la Russie de Poutine agresse l'Ukraine actuellement, il ne serait être question d'ostracisme de la culture russe, et encore moins de sa musique. C'est alors avec plaisir que nous avons la possibilité d'entendre le Capriccio espagnol de Nikolaï Rimski-Korsakov et la rare Symphonie n°4 en fa mineur de Tchaïkovski. Et pour compléter le programme, de la musique française et le célèbre Concerto en sol de Maurice Ravel, interprété par le pianiste Cédric Tiberghien.

Poster officiel du concert
Aziz Shokhakimov

Rimski-Korsakov compose son Capriccio espagnol en 1887 lors d'une pause dans la composition de son opéra, Le Prince Igor. Il le conçoit au départ comme une fantaisie sur des thème espagnols pour violon et orchestre, avant d'en faire une suite orchestrale où les solos de violons demeurent assez prépondérants. Le compositeur reprend le thème de l'Espagne comme ses compatriotes Glinka et Balakirev. La source d'inspiration du Capriccio provient d'une série de mélodies du recueil de Jose Inzenga, Esos de Espana, collection de cantos y bailes populares. Inspiration étonnante pour un homme qui n'avait fait qu'un bref séjour à Cadix en 1865 ! La suite composée de cinq mouvement commence par l'Alborada, dans une ambiance populaire collective dont le thème n'est pas sans rappeler le début de l'ouverture du Carmen de Bizet. D'emblée, le chef par ses attaques vigoureuses obtient une ambiance joyeuse et lumineuse. Le thème est joué alternativement aux cordes et à la clarinette pendant que le rythme est donné par le reste de l'orchestre. La battue précise et stable permet d'entrer pleinement dans la danse. La bras solide d'Aziz Shokhakimov bat la mesure avec fougue, en accentuant sans cesse les temps forts. Le chef excelle également dans le plus calme deuxième mouvement, Variations, noté Andante, dont le beau chant lyrique permet de montrer toute l'étendue de la beauté du pupitre de cors de l'Orchestre National de France. Mais même si la musique est calme, l'énergie du chef reste intacte, et il ne s'autorise aucun relâchement. De nouveau une Alborada en III où on peut admirer le solo de violon de Sarah Nemtanu qui fait ressortir tout le pittoresque et le folklore de cette partition. La scène et chant gitan qui suit amène un côté dramatique nouveau dans l'œuvre. Le roulement de tambour qui ouvre le mouvement contient un côté théâtral que le chef ne renie en rien dans son interprétation, tant on sent sa gourmandise à préparer les interventions des cors et de la grosse caisse. Enfin, la dernière partie, Fandango asturiano est phrasée avec beaucoup d'accent par le chef. Le dynamisme de la direction rend les tuttis assez virils, tel le matador domptant le taureau. L'emploi judicieux des castagnettes colore juste ce qu'il faut l'ensemble et permet d'entrer dans ce concert dans les meilleurs conditions !

Le temps de faire entrer le Steinway sur le plateau, place au Concerto en sol de Ravel. Choix intéressant et judicieux de la part d'Aziz Shokhakimov qui s'est récemment installé en France afin de prendre la direction de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Le voir s'intéresser au répertoire national est une bonne chose. De structure classique, le Concerto en sol de Ravel composé entre 1929 et 1931 est influencé par le jazz, même si le compositeur voulait se mettre dans les pas de Saint-Saëns et de Mozart. Dans le premier mouvement Allegramente, le chef obtient un son très dense de l'orchestre, en opposition à la brillance qu'on imagine émaner de la musique française. Cedric Tiberghien au piano déploie sa technique tout en sobriété et poésie. Ses attaques profondes du clavier font ressortir des graves étonnants au piano, sans jamais oublier l'atmosphère dansante de ce premier mouvement. Le deuxième mouvement, Adagio asai, permet au soliste de montrer toutes ses capacités. Beaucoup de douceur et d'expressivité. Une main droite fiable et constamment souple dans la mélodie déclamée, et une main gauche solide sur un rythme immuable en 3/8 tout au long du mouvement. Les harmonies se déploient, avec des dissonances exquises. Le pupitre de cordes donne des frissons, et le solo de cor anglais émerveille. Le troisième et dernier mouvement noté Presto, pris sur un tempo très allant et effréné est une véritable cavalcade qui fait souffler un petit vent de folie sur l'auditorium de Radio France. Un final enjoué pour une interprétation étonnante, énergique mais néanmoins maîtrisée.  Cedric Tiberghien propose ensuite en bis un cahier d'esquisse de Debussy dans une interprétation intense dont on retiendra un remarquable crescendo.

Après l'entracte, place à Tchaikovski. Aziz Shokhakimov est né en 1988 dans ce qui était encore l'URSS et on sait déjà qu'il maîtrise le répertoire russe. La Symphonie n°4 est composée en 1877 en parallèle à l'opéra Eugène Onéguine, et dans une période contemporaine au funeste mariage du compositeur avec Antonina Milukova. Tchaikovski a laissé un programme très précis de cette symphonie dans sa correspondance avec Madame Von Meck où il développe longuement l'idée de Fatum qu'il inaugure dans cette œuvre et qui jalonnera par la suite, ses symphonies ultérieures. Il s'agit selon le compositeur "d'une force inéluctable qui qui empêche l'aboutissement de l'élan vers le bonheur, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la paix ne soient jamais parfaits ni sans nuages, qui reste suspendue au-dessus de notre tête comme une épée de Damoclès et emprisonné inexorablement et constamment notre âme." Divisée en quatre mouvements, la symphonie commence d'emblée par un appel puissant des cors dans le premier mouvement noté Andante sostenuto - Moderato con anima. Mais devant ce côté très théâtral, le chef parvient à conserver de la sobriété dans le son et un équilibre toujours maintenu, même lorsque les cuivres se déploient à pleine puissance. Les attaques sont toujours franches et engagées et comme le mentionne le compositeur, le sentiment d'absence de joie prédomine, surtout lors du solo lunaire de clarinette présentant le deuxième thème du mouvement, sans aucune affectation. Au contraire, Carlos Ferreira s'y montre démoniaque en dépeignant un monde sans espoir. Raison éventuelle de la longue pause marquée par le chef à l'issu de ce premier mouvement. L'Andantino en II exprime une autre phase de l'angoisse selon Tchaïkovski. C'est l'état mélancolique que l'on retrouve lorsqu'on est seul le soir. Ce caractère est accentué par les timbres du cor anglais et du basson qui proposent des solos lunaires. Le chef quant à lui obtient un son dense où l'émotion se déploie au gré du vibrato des cordes. Et une fois de plus, une longue pause est marquée à l'issue de ce deuxième mouvement avant que le fameux Scherzo (bissé lors de sa création à Saint-Petersbourg en 1878) ne fasse irruption. Ce mouvement, dont les deux parties extrêmes sont jouée uniquement aux cordes en pizzicato, figure une sorte de joie issue de l'ivresse selon le compositeur. Le tempo employé par le chef est vif, la tension ne retombe jamais. Le rythme donne envie de bouger sur son siège. L'effet de spatialisation des pupitres de cordes joue à plein, et c'est un véritable plaisir d'entendre le son descendre des aigus vers les graves. La partie centrale quant à elle est parfaitement champêtre, jouée par une petite harmonie absolument parfaite. Aziz Shokhakimov parvient sans mal à nous montrer la scène de moujiks ivres décrite par Tchaïkovski. Le dernier mouvement, Allegro con Fuoco est pris par le chef dans un tempo très allant. Ce dernier construit en outre, ses tuttis de façon remarquable. Malgré l'allégresse du rythme (issu d'un thème populaire russe Un bouleau se dressait dans le champ) un arrière goût de tragique demeure. De ce matériau, le chef bâtit un immense édifice musical, plein de démesure, de théâtre, de drame et de musicalité. Les risques les plus fous sont pris (au niveau des temps et des nuances) et fonctionnent tous à merveille tant l'orchestre répond de façon instantanée à chaque intonation enthousiaste du chef. Le retour du thème du premier mouvement souligne le caractère cyclique de l'œuvre dans ce finale absolument fabuleux qui conclut une soirée au sommet. 

Aziz Skhokhakimov et l'Orchestre National de France (© Radio France)

Aziz Shokhakimov est un jeune trentenaire bien dans ses baskets (avec lesquelles il dirige d'ailleurs), qui sait indéniablement diriger un orchestre et lui faire vivre des soirées de très haute tenue lorsqu'il navigue dans le répertoire russe. A savoir maintenant ce que cela peut donner avec d'autres compositeurs. Il n'y a pas de raison à ce que la magie cesse d'opérer. En attendant, nous avons eu la confirmation avec ce concert, que la soirée de mars 2019 n'était pas due au hasard, bien au contraire ! Le public parisien ne s'y est d'ailleurs pas trompé en ovationnant très longuement le chef. Les musiciens du National de leur côté, refusant de se lever, afin de souligner leur appréciation de la direction d'Aziz Shokhakimov. Retenez bien son nom !

Concert disponible à l'écoute sur France Musique

Programme du concert du 14 avril 2022 à l'auditorium de Radio France
NIKOLAÏ RIMSKI-KORSAKOV
Capriccio espagnol 

MAURICE RAVEL
Concerto pour piano et orchestre en sol majeur

PIOTR ILYITCH TCHAÏKOVSKI 
Symphonie n° 4 

CÉDRIC TIBERGHIEN piano
ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE
AZIZ SHOKHAKIMOV 
direction 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article