Lucie Leguay: Nous les chefs d’orchestres, nous sommes des explorateurs de la musique
Avoir le vent en poupe, voici une expression qui définit bien Lucie Leguay. Récente lauréate du tremplin pour les jeunes cheffes d'orchestre organisé à la Philharmonie de Paris, elle a depuis remporté le concours pour devenir cheffe assistante de trois phalanges françaises. En plus de cela, la jeune musicienne a encore de nombreux autres projets. Et même si son métier l'amène souvent à voyager autour du monde, elle n'en oublie pas sa région natale, le Nord de la France. Retour sur une rencontre qui s'est déroulée à la fin de l'hiver 2019 !
Quelle sont les opportunités que vous ont offertes le tremplin ?
Lucie Leguay: Beaucoup d’opportunités ! Ça a été un tremplin vraiment dans le sens du terme car ça m’a beaucoup aidée. J’ai rencontré à l’issue des épreuves les directeurs des orchestres présents au jury. J’ai eu des contacts avec le directeur de l’Orchestre National de Lille, le directeur de l’Orchestre de Picardie, puisqu’il était aussi à l’initiative de cet événement. Puis derrière, j’ai décidé d’écrire à chacun d’entre eux. Je les ai remerciés pour les bons échos du tremplin et je leur ai demandé ce que ça donnait après concrètement.
Il fallait aussi du temps à toutes personnes. Parce qu’ils nous ont vues, mais pas longtemps. Ce n’est pas facile de nous intégrer dans leurs programmations qui sont bouclées deux ans à l’avance.
J’ai par la suite reçu des coups de fil. Pour la philharmonie avec Emmanuel Hondré qui m’a proposé un concert avec Les Siècles, l’orchestre de François-Xavier Roth. Ce sera le 17 novembre 2019, presque un an pile après le tremplin. Je dirigerai le Tombeau de Couperin de Ravel.
Dominique Bluzet qui était aussi au jury du Tremplin et qui est directeur de quatre théâtres en France, me propose plusieurs choses. Il voudrait que j’aille diriger l’Orchestre d’Avignon.
Je pense aussi avoir acquis de la crédibilité par rapport à d’autres orchestres qui n’étaient pas partenaires, comme par exemple l’Orchestre de Bretagne qui m’invite fin mars, ou l’Opéra de Toulon qui m’invite en juin pour diriger un concert lors d’un festival en plein air à Marseille, où il y aura notamment la pianiste Célia Onéto Bensaid avec qui j’aurai le plaisir d’interpréter le Concerto pour piano n°2 de Chopin.
Il y a également un suivi de la part de la philharmonie. Par exemple, un homme qui travaille pour YouTube m’aide à m’occuper de ma chaîne, me conseille. C’est très important parce que c’est un soutien par rapport à mon image.
Il y a un documentaire qui va être fait sur moi, réalisé par Upian production. Ils veulent me suivre pendant un an jusqu’au 17 novembre pour voir un peu où je vais.
Le Tremplin, c’est un accélérateur de carrière et vraiment, je ne les remercierai jamais assez. Je suis contente qu’ils me réinvitent au mois de novembre parce que là, je vais pouvoir, avoir davantage de répétitions. Ils ont vu une partie de moi au Tremplin. Mais la difficulté lors du Tremplin était de lâcher prise, alors qu’on l’a à peine dans les mains pendant 20 minutes. Je voudrais montrer quelque chose dans un concert où je me lâche un peu plus. A un concours, on est quand même sous pression et on a peu de temps.
Ça a été un tremplin vraiment dans le sens du terme car ça m’a beaucoup aidée.
Lucie Leguay dirigeant l'Orchestre de Picardie lors du Tremplin
Vous accumulez les succès en ce moment puisque vous venez de remporter un autre concours. Pas trop difficile à gérer ?
L.L: Un petit peu, parce qu’en fait, quand on gagne ce genre de poste sur trois orchestres [Orchestre national d’Île-de-France, Orchestre National de Lille et Orchestre de Picardie], ils nous donnent chacun leur planning. Et c’est à nous de faire la cuisine avec tout ça, de voir quand est-ce qu’on est disponible. Les plannings, évidemment, se chevauchent quelques fois. Et là, on leur demande où est-ce qu’ils ont le plus besoin de nous. Heureusement, pour le moment, ça se combine toujours à peu près bien. Mais ça me fait toujours peur, parce qu’on n’a jamais envie de refuser un projet. Et c’est vrai que ça fait du boulot en plus parce que ça va être un boulot à plein temps de travailler en tant que cheffe assistante sur trois orchestres, sur trois programmations avec trois chefs différents. Ça, remplit bien l’année, ça ne laisse plus beaucoup de place pour d’autres projets.
D’ailleurs, le travail de cheffe assistante, vous devez travailler avec la vision du chef principal ou avec la votre ?
L.L: Ça dépend avec quel chef on travaille. Il y en a certains qui vont dire, moi je veux que l’œuvre ressemble à ça, voici mes tempi, on ne fera pas autrement et tu travailles de sorte à respecter ma vision des choses. Il y a d’autres chefs qui vont te demander ce que tu penses de la pièce, quelles sont tes idées. On va partager, on va discuter mais évidemment c’est le chef principal qui décide de tout. Cheffe assistante à l’Orchestre de Picardie, c’est surtout avoir l’occasion de diriger des concerts pédagogiques. Finalement je ne serai pas beaucoup assistante de Arie Van Beek, car comme c’est un orchestre de chambre plus petit, il n’y pas vraiment besoin d’un assistant. L’assistant, ça sert aussi quand il y a beaucoup de choses. Par exemple, ce soir*, je travaille avec l’Orchestre National de Lyon. Sur Roméo et Juliette de Berlioz dirigé par Alain Altinoglu. Il a besoin de moi pour savoir comment sonnent les chœurs dans la salle, savoir si on les entend suffisamment bien. Ou même par rapport à l’orchestre qui a un effectif plus important, où il se passe beaucoup de choses. Berlioz, ce n’est pas forcément de la musique facile à jouer, il y a plein de paramètres. Mais c’est une œuvre fantastique. Il se passe tellement de choses ! Moi je suis dans la salle, et je signale au chef qu’à tel endroit, aux violoncelles on n’entend pas exactement une articulation, là les vents sont un petit peu en retard. L’assistant, c’est un petit peu la deuxième oreille du chef, qui permet de voir en étant placé ailleurs, et pas au sein de l’orchestre. En se mettant à la place du public pour avoir une écoute différente. On fait aussi les plannings des répétitions. Je fais aussi une petite fiche en mentionnant les points à revoir. On travaille ensemble sur les équilibres sonores et plein de choses. Notamment sur des problèmes de partition, ça peut arriver de temps en temps que le matériel soit mauvais, le chef assistant travaille avec le bibliothécaire pour comprendre quelle édition serait la meilleure pour atteindre un résultat escompté. Avec Alexandre Bloch [directeur musical de l'Orchestre National de Lille] qui a créé Smartphony, on fait des conduites. C’est une autre manière d’écouter la musique, on doit réécrire des partitions. Avec Case Scaglione qui est le nouveau chef de l’Orchestre National d’Ile de France, on va voir ce qu’il attend de moi. Je dois le rencontrer demain.
Comment vous est venue l’envie de diriger ?
L.L: Souvent on est amené à jouer dans l’orchestre quand on est petit, lorsque joue un instrument d’orchestre. Moi je suis pianiste, ce n’est pas un instrument d’orchestre. Ça m’a toujours attirée, je faisais un stage de piano à Guérande. Je voyais cette classe de direction qui m’intriguait et je n’osais pas vraiment y aller, j’étais un peu timide par rapport à ça. Mon professeur un jour me demande par hasard si je veux jouer dans l’orchestre, pas en tant que soliste mais vraiment dans l’orchestre. C’était Les tableaux d’une exposition de Moussorgksi. J’ai accepté le challenge car j’aime l’aventure. Et là je me retrouve au sein de l’orchestre, c’est un peu la première rencontre avec un orchestre, noyée dans le son. Noyée à travers plein de gens qui bougent vers la même idée musicale avec un chef. Nous les pianistes, on a l’impression d’être toujours un peu à part. Après, c’est un instrument fantastique où on peut accompagner des chanteurs, des instrumentistes. Mais le répertoire d’orchestre est quand même génial. J’avais une copine qui faisait de la direction d’orchestre à Lille. Elle s’appelle Lise Gomez. Elle m’a conseillé d’aller voir Jean Sébastien Bereau, professeur au conservatoire à Lille. J’étudiais là-bas à l’époque, ça aurait été bête de passer à côté. Alors je vais le voir et lui me demande si j’ai fait de l’écriture, de l’orchestration, de l’analyse. Un peu la vieille école mais il avait raison, il faut avoir un certain bagage musical pour se lancer dans la direction d’orchestre. Et donc, j’ai répondu que oui. Donc je suis finalement venue à ses cours et ça s’est fait comme ça. On est vite accro à ses cours. Il est passionné et donc passionnant. Comme je le voyais une fois par mois, c’était une bouffée d’air frais. Et surtout, on avait la chance à Lille d’avoir un orchestre à disposition, ce qui est très rare en France dans les classes de direction d’orchestre. Ma première expérience, c’était la Symphonie n°2 de Beethoven. Je suis gauchère donc au début, c’était un peu compliqué. J’ai du changer de main car mon professeur m’a dit qu’on dirigeait toujours à droite. Mais je le remercie, parce que finalement maintenant, je peux faire autant de choses à la main gauche qu’à la main droite. Pour la direction c’est bien, parce que quand on veut donner à deux mains des indications différentes, c’est intéressant d’avoir les mains autonomes. Donc voilà, la direction j’en suis venue là, par la rencontre d’un professeur génial.
Lucie Leguay dirigeant l'Orchestre de Picardie (Vajrayana de Camille Pépin) au Tremplin
Qu’apprenez vous de vos voyages à l’étranger ?
L.L: Ça m’apprend l’anglais ! Avec mon niveau catastrophique, ça fait bien rire mes potes. Les voyages à l’étranger, ce sont des rencontres avec d’autres orchestres. En ce moment, j’aime bien aller à Budapest pour travailler avec Péter Eötvös. En avril, je vais partir pour la troisième fois faire une masterclass avec lui. Apprendre aussi quelques mots de hongrois, c’est sympa. C’est découvrir une nouvelle ville, une nouvelle culture, quand on joue leur musique à eux, ils transmettent des choses différentes par rapport à leur répertoire. Je vais partir en Corée aussi, en Chine et en Mongolie au mois de décembre. C’est super de voyager. Je suis partie en Colombie avec Wax Tailor. Je suis nulle en langues mais heureusement, la musique est un langage universel. Quand je suis partie à Bogota, je n’avais pas besoin de beaucoup parler. Avec le regard et avec les gestes, on arrive à se faire comprendre. Ça me donne vraiment envie d’apprendre les langues tous ces voyages.
Les voyages à l’étranger, ce sont des rencontres avec d’autres orchestres.
On connait en effet beaucoup de grands musiciens qui sont polyglottes, on pourrait penser que l’un va avec l’autre non ?
L.L: Il faut vraiment que je m’y mette pour les langues. L’allemand par exemple, j’aimerais l’apprendre. Surtout quand je travaille les opéras. L’italien, je comprends assez vite, il y a des ressemblances avec l’espagnol que j’ai étudié et même avec le français.
L’opéra aide beaucoup pour apprendre les langues n’est-ce pas ?
L.L: Complètement, j’ai travaillé à Lausanne en tant que régisseur sur-titres. Je diffusais les sur-titres tous les soirs à l’opéra. Je les lisais et j’essayais de les apprendre. Mais c’est aussi parce qu’en France, on apprend mal les langues. J’ai été traumatisée par mes professeurs d’anglais. Donc comme on sait qu’on est moins bons, nous les français, que les autres en langues, on est toujours en stress. Finalement j’arrive à me faire comprendre mais c’est toujours un peu la honte.
C’est vrai que l’instrument du chef, c’est son orchestre.
Êtes vous frustrée de ne pas produire de son par vous même ?
L.L: Un peu. Je suis contente de revenir au piano de temps en temps parce que j’appuie sur la touche et je crée le son. C’est vrai que l’instrument du chef, c’est son orchestre. Et parfois c’est dingue de se dire que je fais un geste et qu’à travers ce geste, il y a un son qui va se produire. Et parfois non, ce n’est pas le son que je veux qui arrive. Et donc comment, par quel geste, par quelle posture, par quelle attitude ? Comment puis-je créer une atmosphère et un son ? Diriger par cœur parfois aide à être plus proche du son.
Parvenez vous donc souvent à obtenir le son que vous attendez ?
L.L: Oui, après, on s’adapte toujours aux orchestres, à leur mentalité, à leur niveau. On des surprises. C’est un peu comme un tennis, on envoie la balle, on la reçoit d’une manière différente, ça dépend de comment on l’a envoyée. En fonction de ce que l’on donne, on reçoit. Parfois on donne beaucoup, on ne reçoit pas assez et on aimerait plus. Parfois, on ne donne presque rien et on reçoit énormément. C’est génial cet échange et en faisant ce métier là, je ne pensais pas qu’il y aurait une dimension humaine si importante. Il y a une dimension psychologique avec l’orchestre qui est aussi fondamentale. Nous ne devons pas obtenir des choses des instruments, mais bien de personnes qui les jouent. Comment on arrive à obtenir ça, par quelle stratégie ? On propose et après on voit. Mais quelques fois, on est obligé d’imposer.
En faisant ce métier là, je ne pensais pas qu’il y aurait une dimension humaine si importante.
Mais aujourd’hui, en 2019, n’est-ce pas un peu difficile d’imposer ?
L.L: Avant on avait des chefs d’orchestre qui ne concevaient pas le débat. C’était comme ça, et ça n’allait que dans un sens. Moi, j’aime bien que ça aille dans les deux sens, j’aime bien dialoguer, partager. En musique de chambre, un quatuor à corde, il discute. Ce n’est pas le premier violon qui dit c’est ça, et toi le violoncelle tu fais tel coup d’archet et basta. Pour moi, l’orchestre, c’est de la musique de chambre. J’ai du mal à imposer une chose. Néanmoins, dans certaines situations, il faut prendre des décisions. Dans les tempi par exemple. Il y en a un qui peut avoir besoin de plus de temps à un endroit, et un autre qui aime bien faire différemment. À un moment donné, il faut choisir, il faut garder une ligne musicale. C’est pareil quand on a un soliste. Quand il faut discuter avec un pianiste qu’on accompagne, quels tempi on va prendre et cetera. Donc à un moment donné on décide mais il faut quand même avoir réfléchi sur la question de l’interprétation, pourquoi, et ne pas faire en fonction de « J’aime faire comme ça alors on va faire comme ça ! »
Certains musiciens professionnels dans de gros orchestres me disent qu’ils s’en moquent d’avoir un chef gentil, ils veulent surtout un chef qui les fasse travailler, qui impose sa vision, et qui les emmène dans une direction. Même si la direction en question ne leur plaît pas. Les musiciens ne veulent pas toujours un chef qui soit souriant mais moyen. Il préfèrent quelqu’un qui est peut-être trop dur mais qu’au moins, il impose quelque chose.
Pour moi, l’orchestre, c’est de la musique de chambre.
En matière de musique contemporaine, que vous apporte le fait de pouvoir échanger avec les compositeurs ?
L.L: Ça j’adore, c’est un travail que j’aime beaucoup et que j’espère faire le plus longtemps possible. Parce que échanger avec le compositeur, c’est vraiment aller au plus près de sa musique et le comprendre, être fidèle à ce qu’il demande. Parce que c’est vrai que parfois sur les partitions, et en fonction du nombre de fois où ça a été joué, le compositeur peut modifier certains éléments. Quand on a une partition de Debussy ou de Ravel - encore que Ravel était assez méticuleux - il y a beaucoup de versions différentes, quelle est la vérité alors ? Tandis que lorsqu’on est avec le compositeur, on peut changer instantanément la musique. Il est à côté, on lui demande son avis, on peut discuter avec lui et puis on rentre dans son monde, on rentre dans sa manière d’écrire la musique. Avec Camille Pépin par exemple, j’espère vraiment qu’on aura l’occasion de retravailler ensemble. J’ai dirigé sa pièce au Tremplin, elle était là mais on n’a pas pu discuter. En la travaillant, ça me démangeait de lui écrire. J’avais tellement envie d’avoir son point de vue mais c’était un concours. Je l’ai revue à la suite du Tremplin, car Vajrayana était joué à Tourcoing, dirigé par Léo Margue avec l’Orchestre de Picardie. J’ai échangé un petit peu avec elle mais j’espère qu’on va se retrouver en Picardie, elle est compositrice en résidence là-bas. J’espère un jour pouvoir faire une création d’une de ses pièces, et qu’on travaille côte à côte et que je puisse entrer réellement dans son monde. Et j’espère le faire aussi avec d’autres compositeurs. J’apprécie Arthur Lavandier qui est en résidence avec l’Orchestre de chambre de Paris. Je connais sa musique depuis longtemps, il a créé trois opéras avec Le Balcon, j’espère travailler aussi avec lui. Puis avec d’autres, Peter Eötvös que j'évoquais précédemment. C’est aussi un grand chef d’orchestre. Dans ses mastersclass, il invite à chaque fois un compositeur. On a travaillé avec Heinz Holliger, qui est un grand compositeur suisse. On a fait son Turm-Musik. Quand on le voit lui qui est là, et qui montre à l’instrumentiste comment jouer, c’est impressionnant. C’est de la musique contemporaine, donc ça demande des techniques différentes. Forcément, la harpiste qui prend une feuille de papier et qui les passe sur ses cordes… Parfois il écrivait des choses sur la partition mais on ne comprenait pas toujours. On se demandait si c’était vraiment comme ça qu’il le voulait. Et lui arrivait et disait comment c’était. Il y a une certaine souplesse aussi. Le compositeur peut nous dire qu’on peut prendre plus de temps à tel endroit. C’est vrai que la partition est figée mais quand le compositeur est là, il y a une certaine liberté. En même temps, c’est un peu paradoxal. On a une liberté comme on en n’a pas une car à tout moment, le compositeur peut intervenir. Il sait exactement ce qu’il veut. Heinz Holliger est comme ça. Et comme il est aussi chef, il a montré comment il fallait faire dans certains passages ! Car techniquement, musicalement, c’est difficile ce qu’il écrit. Ce sont des expériences à ne pas écouter en disque mais à vivre en live. Donc oui, travailler avec les compositeurs, c’est une chance.
Travailler avec les compositeurs, c’est une chance.
Quelle est votre démarche lorsque vous abordez une œuvre ?
L.L: La première chose que je fais, c’est un travail à la table. C'est-à-dire que je prends la partition, et je la lis du début jusqu’à la fin. Puis je la relis une deuxième fois. Une troisième fois… Sauf quelques fois. Récemment, j’ai eu une partition trois jours avant une répétition, elle faisait 400 pages. Si j’arrivais à lire les 400 pages avant la répétition, c’était bien ! Mais si j’ai le temps, je la lis plusieurs fois parce que je vois des choses différentes. Mon professeur, Jean-Sebastien Bereau disait toujours une chose que j’adorais, que nous les chefs d’orchestres, nous sommes des explorateurs de la musique, nous devons voir ce que le compositeur a voulu transmettre. Et c’est une énorme responsabilité que nous avons car si nous ne le voyons pas, personne ne le verra à notre place. Pas forcément les musiciens non plus, car ils n’ont pas la vision d’ensemble sur leur partition. Et le résultat sonore, c’est ce que nous avons là [elle montre sa tête], et ici [elle pointe son cœur]. Donc il faut chercher les merveilles dans la musique et les mettre en évidence. Selon lui, Il faut avoir deux qualités pour être musicien: Curiosité et émerveillement. Et J’ai toujours gardé ces deux mots là en tête. La curiosité, être toujours attentif à ce qui se passe entre les lignes. Et l’émerveillement, c’est qu’on n’est jamais assez émerveillé devant la beauté de certaines choses et en musique encore plus.
Parfois, je mets des coups d’archet pour les cordes. Les coups d’archet peuvent changer la musique, c’est comme un doigté au piano. J’essaie de mettre des coups d’archet qui sonnent comme j’ai envie que ça sonne.
Ensuite, je prépare la répétition, je fais un plan de travail. Je regarde combien de musiciens nécessite la pièce. Par exemple, si les trombones n’interviennent qu’à la fin, je ne vais par les faire rester pendant 3 heures de répétitions. S’il y a trois séances il faut que la pièce ait évolué chaque jour. On repère les moments difficiles dans la pièce. Une répétition, quand elle commence, ou quand elle est au milieu juste avant la pause déjeuner, les musiciens ne sont pas concentrés de la même manière. Donc il faut penser aussi à ces choses là. C’est là où la dimension psychologique est importante. Il faut préparer les répétitions comme ça, on a 3 heures de temps, un orchestre, ça coûte cher, il faut qu’on aille droit au but. Ça demande plusieurs qualités différentes, pas seulement sur le plan musical.
Il faut chercher les merveilles dans la musique et les mettre en évidence
Et vous documentez-vous à travers d’autres sources que la partition ?
L.L: Je sais tout, donc non. [Rires]. Si, bien entendu je me documente. Je me renseigne sur l’œuvre, le contexte. Je sais déjà à quelle période appartient le compositeur, mais je me demande ce qu’il a vécu à ce moment là. Quand j’avais fait par exemple pour un concours Les Danses Symphoniques de Rachmaninov. Il était important de savoir que c’était sa dernière oeuvre, qu’elle était dédiée à l’Orchestre de Philadelphie et à son chef Eugène Ormandy. Connaître tout ça, le contexte, pourquoi il l’a écrite, savoir dans quel état d’esprit il est. Avec toutes ces informations, on essaye de comprendre. Parfois, il faut aller loin, même pour être au fait des traditions, comment ça a été joué.
Justement, vous arrive t-il d’écouter certaines interprétations avant d’aborder une oeuvre ? Êtes vous parfois inspirée par certains chefs ?
L.L: Oui, il y a des chefs qui m’inspirent, et il y a des interprétations qui m’inspirent. C’est intéressant aussi de les comparer. Mais après, on doit faire sa propre cuisine.
Et parvenez-vous à vous en détacher de ces inspirations ?
L.L: Ça n’a jamais été difficile pour moi de m’en détacher. Parce qu’avant, je n’écoutais jamais d’enregistrement. J’étais une bonne élève qui écoutait son professeur. Il ne voulait pas qu’on passe à côté de certaines choses, car une interprétation peut négliger certains aspects d’une oeuvre. Donc je n’ai pas écouté d’enregistrement. Mais mon professeur n’appartenait pas à la génération YouTube. Je me suis rendue compte après, avec le recul, que c’était dommage pour moi de me priver de ça, parce que je n’ai pas envie de copier les chefs, leur interprétation. Mais c’est intéressant de voir comment réagit l’orchestre. Donc je regarde les instruments, pour voir comment sont faits les coups d’archet par exemple. De voir aussi la gestique du chef, comment il propose, comment il gère tel passage. Et puis de voir son idée musicale. Je regarde une fois, après c’est tout. Je ne vais pas travailler avec ça pour m’imbiber de son interprétation et être cette personne. Je vais être moi-même mais je suis curieuse de voir.
Lucie Leguay à la tête de l'Orchestre de Chambre de Lille
Est-ce important pour vous d’avoir des projets dans votre région d’origine ?
L.L: C’est important pour moi, oui, car je suis fort attachée à ma région. C’est cette région qui m’a formée. Je suis entrée au conservatoire à l’âge de 6 ans à Lille. J’ai beaucoup connu les professeurs. L’Orchestre National de Lille, j’y allais depuis toute petite. Je me rappelle de mon père qui m’emmenait avec tous ses élèves au piano festival. Et j’ai noué des liens importants lors de mes études au Pole supérieur de Lille avec mes collègues. Ce qui m’a donné l’envie de créer mon orchestre, l’Orchestre de chambre de Lille, qui a le même effectif à peu près que l’Orchestre de Picardie. Avec la volonté d’aller dans des lieux qui ne sont pas forcément des salles de musique, comme par exemple des maisons de retraites. J’aimerais bien aller aussi dans des hôpitaux, des prisons. De proposer aussi à des enfants, qui n’ont pas forcément accès à la musique classique, une expérience pendant un concert. Comme lors d’un projet avec une classe d’une école de Faches-Thumesnil. C’était très émouvant de les avoir avec nous dans la cathédrale Notre Dame de la Treille de Lille que les enfants découvraient. J’ai travaillé pendant trois ans en Suisse et j’ai senti le besoin de revenir dans le Nord… Pour les frites, la mayo [Rires]. Et parce qu’il fallait que je m’occupe de mon orchestre en étant sur place. C’est compliqué de gérer un orchestre, surtout quand on s’en occupe toute seule de A à Z, tout en étant à 700km. La région du Nord, c’est les racines, on a du mal à les quitter. J’adore le Nord, j’adore le temps gris, j’adore quand il pleut, j’aime l’ambiance du Nord.
*Interview réalisée le 12 mars 2019 par Anthony Ndika