Dimitri Malignan: Ma vie, ça va être de jouer pour le public
Dimitri Malignan est pianiste et aussi un jeune homme de 20 ans. Mais sa maturité, tant dans son jeu que dans sa réflexion sur la musique, ne l'indique pas forcément. Prix Cortot 2017 à l'issu de son cursus à l’École Normale de Musique de Paris, il sort cette année son premier disque, chez Passavant music, consacré à la Sonate pour piano n°1 en fa dièse mineur, op 11 de Robert Schumann et à la Suite d'après "Cendrillon" de Serge Prokofiev. Association étonnante qui trouve sa source dans le point commun qu'il s'agit de deux histoires d'amour. Rencontre pour un entretien autour de ce disque.
Quel est votre répertoire de prédilection ?
Dimitri Malignan : J’ai toujours été habitué à jouer des œuvres de tous les compositeurs en règle générale. Mon répertoire va de Bach à la musique contemporaine, en passant par Haydn, Brahms, Fauré, Chostakovitch et beaucoup d’autres. J’ai des affinités pour des compositeurs… mais ça dépend des périodes ! En ce moment, c’est assez clair que je suis proche de Schumann et Prokofiev ! Mais il y a eu des périodes où j’ai été très «fan» de Rachmaninov, Beethoven… Après, si je ne devais garder qu’un seul compositeur, ce serait Bach. J’ai une relation particulière avec ce compositeur que je joue depuis tout petit, et en ce qui me concerne c’est lui qui restera toujours la référence.
J’ai toujours été habitué à jouer des œuvres de tous les compositeurs.
Vous évoquez Rachmaninov, est-ce le côté virtuose qui vous a attiré chez lui ?
D.M : Pas du tout ! Je ne suis pas dans une optique de recherche de la virtuosité. Il y en a qui admirent ça, il y en a qui savent jouer de ça, qui sont d’impressionnants virtuoses, et ils peuvent en profiter: tant mieux pour eux ! Moi, c’est la musique avant tout, et dans Rachmaninov il y a des choses magnifiques qui ne vont pas forcément vite. Quand on pense par exemple au deuxième mouvement du Concerto pour piano n°2 qui est une des plus belles pages musicales jamais écrites, ou alors certains Préludes.
Moi, c’est la musique avant tout.
L’amour semble être le point commun entre les deux œuvres que vous interprétez, pourquoi avoir choisi ce thème ?
D.M : Je n’avais pas forcément choisi ce thème comme étant un «thème» à proprement parler. Je n’ai pas eu le thème de l’amour qui a défilé dans mon esprit pour m’inciter à jouer ces deux œuvres. Ce sont deux œuvres que j’aime beaucoup, que je jouais, que j’avais dans mon répertoire et que j’ai trouvé intéressant d’allier parce qu’elles ont ce point en commun. Elles sont extrêmement contrastées, mais toutes les deux sont en effet des histoires d’amour, sans que pourtant cela ne soit non plus le thème du disque. Ce n’est pas une grande catharsis ! Aujourd’hui, il y a une petite mode des programmes à thèmes, on essaye de faire des alliances un peu « capillotractées » alors que la musique se suffit en elle-même, on peut trouver des affinités entre les œuvres sans forcément commencer à faire des thèses de doctorat dessus… Ce serait ridicule de dire que Prokofiev s’est inspiré de Schumann (et encore plus l’inverse !). Il n’y a pas plus différent que ces deux compositeurs: ce sont donc deux façons très différentes de mettre l’amour en musique. Je trouvais intéressant d’allier ces deux œuvres qui ont ce point commun, et ainsi former un contraste qui est assez sympathique pour le disque.
Je n’ai pas eu le thème de l’amour qui a défilé dans mon esprit pour m’inciter à jouer ces deux œuvres.
Appréhendez-vous de la même manière votre interprétation pour la scène et pour le disque ?
D.M : Absolument pas: ça a été une grande difficulté, notamment pour la Sonate pour piano n°1 de Schumann. Parce que Schumann en concert… on doit être très libéré, ça demande énormément d’improvisation quasiment, l’esprit doit vraiment transcender la pièce. Comme si l’œuvre se créait quand on la joue en concert ! Je l’ai jouée de nombreuses fois en concert et c’est vraiment une aventure. Il y a toute une histoire, c’est extraordinaire ! L'œuvre dure plus d'une demie-heure et demande beaucoup de souffle. Du coup, en enregistrement, c’est différent. Lors du concert, on a toutes les imperfections inhérentes, qui sont légitimes dans ce genre d’œuvre car on doit être tellement libéré que ça amène forcément tout un tas de petites choses. En disque, on ne peut pas. Tout doit être contrôlé. C’est l’avantage et l’inconvénient du disque. On a l’avantage que ce soit un support où on peut parfaire son interprétation. Mais d’un autre côté, on ne peut pas faire comme en concert où chaque performance est différente. Il m’était compliqué de garder la fantaisie du concert tout en essayant de contrôler. J’espère y être parvenu, mais c’est vrai que c’est compliqué, surtout qu'il s'agit de mon tout premier disque ! C’est un compromis à faire… J’ai essayé de faire une version qui reste la plus fidèle, avec le moins de montage possible. Aujourd’hui avec le disque, on est capable de faire du montage sur chaque note. L’idée ici, c’est d‘en faire le moins possible pour avoir cet élan qui reste. Dans Schumann, il y a ce compromis. Dans Prokofiev, c’est un peu plus facile car c’est une musique plus carrée, plus claire, rigoureuse alors que la sonate de Schumann est totalement éclatée. Dans la Suite de Cendrillon de Prokofiev, il n’y a pas une énorme différence entre ce que je faisais au concert et ce que je fais sur le disque. Dans Schumann, il y a une petite différence mais j’ai essayé de rester le plus fidèle possible, et d’avoir une version qui «rassemble» toutes les versions de concert, sachant que j’ai joué différemment à chaque récital.
En disque, tout doit être contrôlé.
Dimitri Malignan interprétant la sonate pour piano n°1 de Schumann dans l'émission génération jeunes interprètes sur France Musique
Je ne suis pas dans une optique de recherche de la virtuosité.
Avec le disque et les montages, ne perdons nous pas un peu l’essence de la musique ?
D.M : Je trouve en général que cette histoire du CD, du montage de tout ça, c’est aussi un petit peu ce qui nous a amené à cette façon de jouer aujourd’hui qui est très aseptisée. De nos jours, quand on joue, il ne faut vraiment pas faire de fausse note. Quand on écoute les pianistes d’il y a 50 ans, 60 ans, il y avait beaucoup de « poires » un peu partout… Aujourd’hui, je me demande si l'évolution des enregistrements sur disque n’a pas également influé sur le jeu en concert. L’idée est que le spectateur a écouté le CD et que par conséquent, il a envie qu’en concert ce soit aussi bien. Sauf que ça ne va jamais être aussi bien que sur le CD en concert, ce n’est pas possible. Ainsi, on a un jeu de plus en plus parfait mais qui parfois dessert la musique.
Êtes-vous contrarié par cet état des lieux ?
D.M : Je suis un peu à l’ancienne. Je ne me retrouve pas dans cette façon que certains jeunes ont de jouer vraiment «parfait», de vouloir faire le moins de fausses notes possible, de jouer vraiment urtext [terme allemand qui signifie «texte original» souvent utilisé en musique classique] comme on dit. Si on écoute Alfred Cortot, c’est exceptionnel, et pourtant, j’ai tendance à dire que des pianistes comme Cortot ou Vladimir Horowitz ne passeraient pas les premiers tours de concours de nos jours tellement il y a de fautes ! Quand on écoute Horowitz, on se rend compte que parfois il invente la moitié du texte, aujourd’hui ça ne passerait pas en concours. C’est impossible. Alors que musicalement, ces pianistes sont fantastiques. De nos jours, on a une petite dictature de la façon dont on doit jouer, c’est triste. C’est pour cela que ça me contrarie un petit peu.
Mais ne reste t-il pas l’espace de liberté que représente le concert ?
D.M : Le concert existe encore mais aujourd’hui, malheureusement, le concours est devenu une étape obligatoire et le concours, c’est très formaté. Il y a très peu de place pour l’originalité. Il y a des millions de pianistes aujourd’hui qui sont tous très bons. On a un niveau de technicité aujourd’hui qui est certainement supérieur à ce qu’il était il y a 50-60 ans. Mais est-ce qu’on ne perd pas un peu de cette part de magie, de ce supplément d’âme. On ne peut plus faire des CD aujourd’hui qui ne sont pas comme les autres CD. Je pourrais sortir un CD où il y a des imperfections mais on me demandera alors pourquoi est-ce qu’il y a des imperfections alors que les autres CD n’en ont pas !
Quels ingrédients sont nécessaires pour retranscrire ces histoires d’amour ?
D.M : Dans Schumann, c’est cette sorte de fougue, cet élan romantique extrême. On a l’impression qu’à chaque ligne, il y a quelque chose de nouveau qui se crée. Schumann disait qu’il s’agissait d’un cri de son cœur vers celui de Clara [sa femme]. C’est vraiment une œuvre spontanée, même s’il elle est dans un cadre très rigide de sonate, cela n’empêche pas que les thèmes soient très soudains. Et je pense que c’est comme cela dans mon jeu, il faut qu’il y ait cette part de spontanéité justement. C’est comme si on créait l’œuvre sur l’instant même.
Dans la Suite d'après Cendrillon de Prokofiev, c’est différent. L’amour pour moi se transcrit par l’intense lyrisme présent dans cette œuvre. Prokofiev, on le connaît surtout pour son côté extrêmement rythmique, pour les dissonances, le sarcasme, pour son harmonie assez originale. Dans ses œuvres de ballet, que ce soit dans Cendrillon ou dans Roméo et Juliette, il y a ce lyrisme prégnant qui est assez inhabituel chez lui. Quand on écoute la dernière œuvre, Amoroso, ce n’est que du chant, de la mélodie vraiment très lyrique et il ne faut pas avoir peur de faire ressortir cela.
Dimitri Malignan interprétant Amoroso issu des Suites de Cendrillon de Prokofiev dans l'émission génération jeunes interprètes sur France Musique
Êtes-vous un romantique Dimitri ?
D.M : Un petit peu… Je suis très sensible à la musique que je joue. Je me l’approprie avec mes propres sentiments, mes propres humeurs. Nos expériences personnelles nous aident dans ce métier. Nous ne sommes pas des robots et les émotions sont ce qui nous différencie des robots ! On ne peut pas jouer juste en jouant le texte et en disant que ça suffit. Il faut quand même ce supplément d’âme qui passe avec tout ce qu’on est, tout ce qu’on vit, sans que cela ne soit exagéré. Il ne faut pas en faire trop, il ne faut pas être une âme tourmentée, cela passe vite pour du mauvais goût. Mais notre vie personnelle influe sur comment on joue, c’est évident.
Quels sont vos objectifs pour votre carrière ?
D.M : Je veux jouer le plus possible, cela m’est clair. Ma vie, ça va être de jouer pour le public. Nous, le métier qu’on fait, on ne le fait pas pour soi, on le fait pour les autres. C’est cela qui est assez extraordinaire. C'est-à-dire qu’on n’a pas grand-chose à y gagner finalement personnellement. Tout ce qu’on fait, on le fait pour les autres, pour le bonheur des autres. C’est un des plus beaux métiers du monde et on crée du bonheur, on crée du plaisir. On permet aux gens d’oublier pendant un court instant leur vie quotidienne. Il ne faut pas oublier que nous sommes des interprètes. Au sens même du mot, on est des traducteurs. On a un machin illisible écrit sur du papier et avec notre savoir faire, notre travail d’artisan, on transcrit, on interprète cette chose abstraite en des sons, des émotions, des sentiments. Ma vie, ça va être cela.
Après j’ai des rêves d’enfant évidemment ! Bien entendu le Carnegie Hall, le Musikverein [Salle des Wiener Philharmoniker]… Mais moi je veux jouer, vraiment ! Il y en a par exemple qui veulent enseigner, métier éminemment respectable, mais ce n’est pas mon objectif pour le moment. Mon objectif c’est de jouer, bien sur si possible dans les plus grandes salles avec les meilleurs orchestres pour pouvoir justement créer cette meilleure qualité possible.
A court terme j’ai cependant encore énormément de choses à apprendre, je dois encore me former ! Il va falloir aussi continuer à faire des concours, c’est obligatoire… Pour l’instant, c’est difficile de se trouver une place. Bien sûr, j’ai un ddébut de carrière, mon CD, le Prix Cortot, certains diraient que c’est déjà assez bien pour mon âge, il y en a d’autres qui n’ont pas tout cela. Je suis évidemment content d’avoir ces accomplissements mais ce n’est que le début: il me reste encore beaucoup de choses à faire ! Dans ce métier, on peut durer jusqu’à 80 ans comme on peut « disparaître » en 3 ans ! Il y a des gens qui font des carrières express et qui arrêtent parce qu’elles n’ont pas forcément la volonté de continuer. Je connais beaucoup de personnes qui ont arrêté parce que tout simplement, elles ne peuvent pas s’accommoder à ce métier qui est très exigeant et très difficile, avec un milieu particulier. Ces personnes ont un talent extraordinaire mais elles n’arrivent pas à « faire le métier ». Il faut vraiment avoir beaucoup de force pour continuer.
Et la composition, la direction d’orchestre ?
D.M : Je compose, pour le plaisir essentiellement. Forcément, avec tout ce qu’on fait on a des idées ! J’improvise également, donc ça engendre beaucoup de choses… Après je ne dirais pas que je suis compositeur ! Cela va peut-être venir, mais il faut beaucoup de temps pour faire ça… La direction d’orchestre, j’aimerais bien et j’ai toujours voulu prendre des cours; je n’en ai pas le temps pour l’instant mais … rendez-vous dans quelques années ?
Propos recueillis par Anthony Ndika