La musique venant tout droit du coeur de Dimitri Malignan dans un somptueux récital à la Salle Colonne
Le jeune pianiste français Dimitri Malignan, déjà connu des lecteurs de ce blog, était en récital le jeudi 22 mars 2019 à la salle Colonne à Paris. Dans un programme allant de Bach à Chopin, il a enchanté son public au travers d'interprétations inspirées, engagées et profondément humaines. Il sait créer une atmosphère à part, de sorte que lors d'un concert, tout peut arriver. Qu'il s'agisse d'une oeuvre qu'on connait ou qu'on ne connait pas. Qu'on l'ait déjà entendu jouer cette oeuvre auparavant ou non. Rien ne ressemble à ce qu'il propose à l'instant T. Ce qu'il donne un soir, il ne l'a pas donné la veille et ne le donnera pas le lendemain. Ce qui crée un momentum absolument stupéfiant, non dénué de surprise et d'excitation.
Le récital commence avec le Capriccio "Sur le départ de son frère bien-aimé" de Jean-Sébastien Bach. Il faut rendre au maître ce qui appartient au maître, surtout le jour de son 334 ème anniversaire en ce 22 mars ! Oeuvre de jeunesse du Kantor de Leipzig, datée de 1704, Dimitri Malignan y propose tout ce que l'on peut attendre dans du Bach. De belles ornementations dans le charmant Arioso : Adagio - Ist eine Schmeichelung der Freunde, um denselben von seiner Reiseabzuhalten (Ce sont les pressions affectueuses de ses amis pour le dissuader de son voyage), une opulence dans la polyphonie avec un son ample, riche, et fruité dans l'Andante - Ist eine Vorstellung unterschiedlicher Casuum, die ihm in der Fremde könnten vorfallen (C'est une présentation des différentes mésaventures qui peuvent lui arriver à l'étranger). Puis toute sa sensibilité et sa musicalité viennent à s'exprimer par la suite. Les notes sont comme chuchotées au travers des doigts du pianiste dans Adagiosissimo - Ist ein allgemeines Lamento der Freunde. Tout ce la avant que l'ensemble ne redevienne très lumineux et piquant dans les trois derniers mouvement, surtout dans le sensationnel passage fugué, Fuga all'imitazione della cornetta di postiglione, (Fugue imitant le cor de postillon).
Puis après cette entrée, un plat de résistance tout aussi savoureux, à savoir la Sonate n°30, opus 109 de Beethoven. Composée en 1820, elle comporte trois mouvements. Chef d'oeuvre parmi les dernières sonates du compositeur, elle alterne introspection, gravité et agitation. Et il est assez déroutant d'entendre la proposition du soir de Dimitri Malignan, tant elle diffère avec celle donnée dans le même lieu, quelques mois auparavant. Il ne s'agit pas ici pour le pianiste de briller mais de créer la bonne atmosphère, et ce, dès les premières mesures du premier mouvement, noté Vivace ma non troppo - Adagio espressivo. Le pianiste ici parvient à proposer suffisamment de rythme sans toutefois oublier d'y mettre une dose de douceur. On sent surtout la sincérité de la démarche et une véritable dévotion à la musique tant il est criant que tout cela vient du coeur. On entend une grande maturité dans le jeu avec un beaucoup de soin apporté aux nuances. Le changement d'ambiance intervenant lors du deuxième mouvement n'en est que plus brutal. Ce Prestissimo est un grand moment où tout peut se passer. On oublie tout, le présent, le passé, même le texte tant ce qu'on entend peut sembler proche d'une improvisation. La quête de l'instant présent, le lâcher prise au milieu de ce rythme diabolique en 6/8. Puis c'est le retour de la poésie dans le Finale, noté Andante molto cantabile ed espressivo et Variations I à VI. Somptueux thème et variation. Un son rond, tout en étant majestueux et sobre. La magie sort des doigts de Dimitri Malignan dans l'énoncé du thème et la première variation. La variation 2 quant à elle devient espiègle, emplie de staccato et de légèreté. Puis la progression jusqu'au final amène jusqu'à une dimension paranormale, hors du temps, hors des pesanteurs terrestres, en plein dans l'émotion pure. Stupéfiant.
Les 4 Préludes de Debussy qui arrivent ensuite nous font revenir sur la terre ferme, avec Le vent de la plaine, Bruyères, le Feux d'artifice. Autant de climats que de pièces, où la main droite mimera un trémolo dans Le vent de la plaine, où les Bruyères rappelleront étrangement Moussorgski. Mais rien de tel que la surprise d'entendre du véritable swing dans General Lavine, pour finir avec le bien nommé feu d'artifice et ses glissandos impressionnants.
Mais comme on dit, on garde le meilleur pour la fin avec Chopin. Une entrée en matière dans le Scherzo n°4 en mi majeur, op 54. Des descentes formidables, une clarté et un phrasé infaillibles, quelle que soit la difficulté. Puis enfin, après près d'une heure de musique, la Ballade n°1 en sol mineur, monument du répertoire. Peut-être est-ce pour cela que l'on sent une once de timidité au moment d'aborder cette montagne, mais très rapidement, tout le confort du son est là. Un vrai sens du rythme et de la pulsation. Du cantabile à souhait et une intensité remarquable, on entend le pianiste respirer. Mais même si on le voit et on l'entend, Dimitri Malignan s'efface totalement derrière la musique et propose de la sobriété dans cette oeuvre grave, mais non dénuée de passages plus lumineux. On a juste quelqu'un qui donne tout ce qu'il a à ce moment et c'est tout ce qui compte. Le final apocalyptique de la ballade ne tardant pas de convaincre les rares qui pouvaient encore douter d'assister à un moment à part.
Après près d'une heure non stop, le pianiste était de retour pour un bis, issu de la Valse lente de Cendrillon, composé par Serge Prokofiev. Pour une dernière fois lors de cette soirée, il nous offre toute sa sensibilité dans cette danse tranquille.
Récital de grande qualité où la sobriété et la générosités ont été les phares de l'interprète. La quête de l'instant présent, du moment, de l'émotion, plutôt que la vanité des effets inutiles du son direct. Quelque chose de plus profond se tramait ce soir là et le public, attentif, l'a bien perçu. En sortant de cela, il a été parfois dérouté, parfois étonné, mais immanquablement ému et ravi.
BACH |
Capriccio "Sur le départ de son frère bien-aimé" en si bémol majeur, BWV 992 |
BEETHOVEN | Sonate n° 30, opus 109 |
DEBUSSY | 4 Préludes |
CHOPIN | Ballade n° 1 en sol mineur, op. 23 & Scherzo n° 4 en mi majeur, op. 54 |